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Des vacances pour se découvrir et apprendre

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Sissi, bibi !

C’est la sortie des classes, la maman de Tony est là devant le portail accompagnée de son petit frère qui n’a pas encore deux ans. Elle parle avec une autre mère d’élève. Au fur et à mesure que les enfants sortent et rejoignent leurs parents, la foule se disperse. La mère de Tony continue sa discussion. Mais à intervalles réguliers, elle se met à crier : « Sissi bibi ! »

Cette phrase étrange, qu‘elle prononce d’une voix forte, avant de reprendre normalement le fil de son discours, m’intrigue. Soudain, elle joint le geste à la parole en désignant avec son doigt sa poussette au petit frère de Tony.

Son propos s’éclaire. Il fallait comprendre : assis bibi, ou bébé. Pour confirmer mon interprétation, au même moment un véhicule de pompier passe dans la rue : « Regarde bibi, tutu, bibi, pin-pon, tutu, bibi… »

Tony, lui, a 11 ans. Il est dans ma classe. Les choses ne sont pas toujours faciles pour lui.

Le lendemain de l’épisode « Sissi bibi », nous travaillons avec les élèves sur les charades. Je leur demande d’en inventer une. Tony vient nous lire celle qu’il a écrite. Il s’est visiblement creusé les méninges et semble assez fier du résultat.

Mon premier est un animal qui mange de l’herbe. Mon deuxième est une couleur. Mon tout est dans la maison.

Les élèves cherchent, moi aussi, impossible de trouver. Nous lui demandons un indice. Il nous aide plusieurs fois. Rien à faire.

Finalement, nous donnons notre langue au chat et nous lui demandons la réponse.

Tony s’étonne de ce que nous ne trouvions pas, malgré tous les indices qu’il nous a donné : « Ben, c’est pourtant simple : un meuble (meuh-bleu). » Les autres enfants lui expliquent qu’il était impossible de trouver puisque « Meuh » est le cri de l’animal et non pas l’animal lui-même. « Tu aurais dû dire : mon premier est un cri d’animal. » Tony semble déçu. « J’en ai une autre » s’exclame-t-il, avant d’enchaîner :

Mon premier est plein de voitures et de gens. Mon deuxième est un animal qui donne du lait. Mon tout, c’est quand je suis malade.

L’animal qui donne du lait, met tout le monde sur la voix, mais déconcerte les autres élèves, qui ne comprennent pas que Tony n’ait pas intégré ce qu’ils viennent de lui dire :

  • On a trouvé, c’est rhume (rue meuh), mais ça ne peut pas marcher.
  • Pourquoi, puisque vous avez trouvé ?
  • Parce que tu ne peux pas dire un animal.
  • Ben si, réponds Tony visiblement mal à l’aise.
  • Quand tu parles, tu ne dis pas « une meuh », lui rétorque Alice, mi-agacée, mi-amusée. Pourtant si ! Chez lui, on doit dire une « meuh ». Tony se sent agressé. Décidément, on ne le comprend pas. J’essaye de débloquer la situation en recadrant sur le contenu et en lui permettant une sortie honorable. Malgré tout, il restera agressif envers les autres tout au long de la journée.

Ma première réaction est de pester contre l’éducation des parents. Contre la manière dont ils parlent à leurs enfants, qui au final met Tony en situation difficile à cause d’un décalage culturel avec les autres. Mais n’est-ce pas un peu facile et réducteur ?

Les espaces d’éducation d’un enfant sont, bien sûr, sa famille, mais aussi l’école, le périscolaire et les temps de loisirs. Chacun intervenant dans ce creuset avec ses plus et ses moins, ses qualités et ses manques. Naturellement, il est préférable que des parents apportent à leurs enfants l’exemple d’un langage construit, mais qu’en est-il de tout le temps que Tony n’a pas passé en famille ?

Je repense à des situations vécues à l’école ou en centres de vacances. A Mickaël, qui arrivant à 4 ans m’appelait « Monsieur Ecole » et qui lui aussi au début parlait des « meuhs » quand nous passions devant les vaches. A Andréa, qui avait une peur bleue des vaches qui paissaient dans le pré voisin et qui à la fin du séjour a eu le courage d’aller les toucher. A Nejla, qui voyant un poisson pour la première fois dans son assiette, m’a demandé intriguée ce que c’était. Et à bien d’autres… A tous ces moments de vie, que des enfants ont pu mettre à profit pour découvrir et construire du savoir, en fonction de leur réalité avec leurs sentiments et leur vécu.

Au fait, depuis combien de temps n’y a-t-il pas eu de classe de découverte dans mon école ? Pourquoi Tony, n’a-t-il jamais eu l’opportunité de partir en centre de vacances ? Et dans quelles situations d’apprentissage s’est-il trouvé à l’école, depuis les huit ans qu’il y a passés à raison de six heures par jour ? Combien de fois s’est-il trouvé hors jeu face à des connaissances culturelles supposées communes, qui lui étaient étrangères et sur lesquelles on s’appuyait pour travailler ?

Et si nous reconsidérions « Sissi bibi » comme un cri. Cri de parents à qui l’on reproche de ne pas être à la hauteur de leur rôle et d’être la cause de l’échec de leurs enfants. Cri d’enfants, que l’on exclut de fait, en leur reprochant leur décalage culturel avec ce que l’on attend d’eux, tout en ne les mettant pas en situation de pouvoir s’approprier ce savoir. Mais si un cri peut être de colère, il peut aussi l’être d’espoir dans l’avenir. Alors : « Sissi bibi ! ».

Olivier Ivanoff

Article extrait de CA n°54 – Pour préparer l’été

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