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Des vacances pour se découvrir et apprendre

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Histoire de soi

1396346469674[1]Se raconter a toujours existé : au-delà des mémoires ou des confessions, il est convenu de dire que l’écrivain, dans ses œuvres romanesques, écrit toujours sur soi ou à partir de soi (« Madame Bovary, c’est moi », disait Flaubert !).

À l’époque contemporaine, la mode de l’autofiction et de l’autobiographie s’est développée  ; Internet semble avoir amplifié le culte de soi jusqu’à l’exhibition. Comme dit la sociologue Paula Sivilia, dans son article dans le numéro de Books  consacré aux journaux intimes : « À l’ère d’Internet, l’intimité s’offre en spectacle. » Elle estime toutefois que, comme les journaux intimes, les blogs permettent « la construction de la subjectivité  ».

La littérature d’autofiction, de mise en scène de soi selon les modalités romanesques faisant appel à des éléments de l’expérience personnelle de l’auteur, on le sait, est sur le devant de la scène éditoriale. Vers le milieu du XXe siècle, on commence à penser que la mémoire populaire peut être construite par les intéressés eux-mêmes (témoignages écrits, récits oraux, films) et être au service des opprimés, de même qu’avec le sida les patients collaborent activement avec les médecins en leur faisant part de leurs remarques sur les traitements et leurs effets. Du côté des patients psychiatrisés, le mouvement Advocacy met en valeur le point de vue et l’observation des malades, et tente d’influencer les traitements et la condition des patients. Dans les années 1970 apparaît aux États-Unis la pratique de l’empowerment, qui a pour objet de donner du pouvoir aux communautés afin de cesser d’en faire les objets de politiques qui s’appliqueraient à eux mais sans eux.

Comment le travail social ne serait-il pas concerné par un mouvement qui s’étend de la littérature à la sociologie, à l’anthropologie, au folklore, enfin aux institutions dans leur ensemble ?

Et d’abord, de quelle parole sur soi, écrite, dite, racontée, montrée, s’agit-il ? Cela vaut la peine de s’arrêter un moment sur les effets de la non-demande individuelle de production de son récit. Tandis que les autobiographies et les mémoires foisonnent d’écarts volontaires ou inconscients avec la réalité, comment croire qu’un récit de soi contraint et socialisé puisse se présenter comme objectif ?

Alors qu’écrire sur soi a longtemps été un acte volontaire et revendiqué par les auteurs comme nécessaire à ce qu’ils souhaitent transmettre comme image d’eux-mêmes, il n’en va pas de même du côté du travail social et de la santé : se raconter devient une obligation, parfois un préalable à l’obtention d’une prestation. Nous pensons à des situations typiques où la question du récit est omniprésente : tous ceux qui attendent un statut, des « papiers », une place en institution, une prestation, ou même un emploi, doivent produire un récit qui justifie leur demande, un récit bien ficelé pouvant faire office de laisser-passer.

Cette contrainte faite au sujet de se raconter appelle quelques remarques déontologiques. De quel droit pousser au dévoilement, à la réminiscence, au retour sur des événements parfois traumatiques ou occultés  ? Avec quelles précautions faut-il aborder cette question ? Qu’en est-il du jeu transférentiel, et du contrôle de l’intimité de chacun ? Et que faire quand le récit de soi est incohérent, marqué par la maladie mentale ?
Il y a aussi une nouvelle nécessité de la présentation de soi dans la formation professionnelle. Cela est apparu à partir du moment où l’on n’a plus cru en la formation comme étant simplement l’apprentissage de techniques et de savoirs « objectifs », et où l’on a corrélativement admis que le professionnalisme se tisse également avec la subjectivité et l’expérience du professionnel. Ainsi dans les démarches de validation des acquis, le récit du parcours est-il devenu obligatoire, et met l’accent sur ce que les candidats ont tiré de leur expérience propre qui puisse valoir comme équivalent de formation. C’est la même chose pour les entretiens de sélection des candidats à des cursus diplômants en travail social et dans le domaine de la santé : le retour sur soi, sur son parcours, sur les événements parfois intimes qui éclairent les « vocations » est généralement un exercice obligatoire.
Il ne s’agit pas de tout dire, personne ne croyant plus à cela, mais de démontrer sa capacité à socialiser ce que l’on a vécu, démontrant de la sorte sa capacité à entrer dans la communauté de ceux qui savent manier le langage à leur avantage et qui ont ainsi échappé à la « sauvagerie » des hors cultures ou des sous-cultures.

ce jeu de découvrir l’autre et de se découvrir à l’autre. Une ouverture peut dès lors se produire, que l’on espère susceptible de générer une libération, un changement positif.

Une autre possible ambiguïté peut être entretenue, qui entraîne un choix crucial : les histoires de soi représentent-elles strictement et uniquement les récits des usagers recueillis par chacun d’entre nous dans sa posture éducative, sociale, thérapeutique ou clinique ? Ou bien sont-elles également pour ces mêmes professionnels des récits de soi-même précisément dans les situations d’accompagnement, de rencontre, etc. ? Du côté des demandeurs de récits, travailleurs sociaux comme soignants, on connaît aussi les effets de résonance en soi de ces récits. Parlera-t-on alors de formes de transfert ? Et celui-ci viendrait-il en ce cas éclairer ou brouiller les pistes ?

Pourtant, le soi n’a rien à voir avec cette construction imaginaire ou défensive qu’est l’égo. Dans le soi se trouve quelque chose de la vérité du sujet, à laquelle chacun d’entre nous n’a qu’un accès partiel. Cette aventure du soi, de l’accès au soi, comme l’a montré Gaston Pineau, ne mène pas obligatoirement au narcissisme ni au solipsisme, cette maladie qui consiste à se représenter le monde à partir de ses lunettes souvent fumées. Elle insiste davantage sur les moments-clés, les temporalités, les étapes et les « bascules de la vie » (Martine Lani- Bayle). Quant à Paul Ricoeur, souvent cité dans ce dossier, notamment pour son concept « d’identité narrative », il distingue bien, dans Soi-même comme un autre , ce qui est de l’ordre du propre et du semblable, cette identité jamais identique qui va se constituant à la faveur du récit. D’où l’utilisation des histoires ou récits de vie comme processus de formation, d’élaboration de soi, qui ne verse pas forcément dans le registre psychothérapique.

Voilà à peine abordés quelques aspects d’un dossier où les auteurs, dans leurs articles, variés, illustrent des postures différentes. Finalement, revers d’une médaille qui, sans doute, brillait un peu trop, il apparaît que toutes les situations d’énonciation non choisies sont toujours situées, si on n’y prend garde, dans des rapports de domination et/ou d’absence de confidentialité rarement réfléchis, ou bien sont les productions consensuelles d’un passé enjolivé, comme par exemple nombre de récits et mémoires de quartiers.

L’alternative est cependant possible. Pierre Bourdieu le disait déjà dans La misère du monde , lui qui n’a cessé d’exprimer des réticences sur la « condition biographique », en insistant sur le fait que recueillir un récit de vie ou un récit de pratique suppose avant tout une « conversion du regard ». Si celui qui provoque le récit accepte de perdre sa position de maîtrise face à un individu qui développe ses propres raisons, il peut changer sa propre vision des choses. Et, surtout, il peut être un écoutant actif.

Monique Besse, Jean-François Gomez

Texte paru dans VST n°121

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