Mobile attitude

En quelques années, le téléphone mobile s’est imposé auprès des adolescents. Difficile d’y échapper pour les équipes qui encadrent les adolescents en vacances collectives. L’usage du mobile modifie la circulation de l’information avec les parents mais aussi au sein du groupe.

Aujourd’hui, la technologie a vite fait de nous rattraper et encore plus vite fait de nous dépasser. N’y voyez là aucune sorte d’amertume, d’inquiétude ou au contraire de jubilation, c’est un fait, point ! Les chercheurs, psychologues et éducateurs de tout poil, nous le disent aussi directement : les enfants et les jeunes y sont sensibles. Ils naissent avec ces nouveaux outils et se les approprient à la vitesse de la lumière. Bref, ce n’est pas difficile d’être dépassé, on sent à peine le courant d’air. Inutile aussi de résister, nous ne sommes pas de taille.

DANS LES PREMIERS ÂGES, LE TÉLÉPHONE AVAIT UN FIL
Il n’y a pas si longtemps (enfin si, quand même un peu), on découvrait les ordinateurs. Il n’y a pas si longtemps, il fallait expliquer aux enfants comment utiliser une souris ; on avait même de petits programmes ludiques pour le faire. Aujourd’hui, on dirait presque que, dès la naissance, à la manière des Japonais apprentis confectionneurs de sushis, les enfants savent se servir de la souris, Il n’y a pas si longtemps, les équipes de colos et de camps d’ados réfléchissaient à l’usage du téléphone (qui était bien souvent dans le bureau) : fallait-il ou non permettre aux parents d’appeler leurs enfants ? Aujourd’hui, la réponse est loin derrière nous tant il semble évident à tout le monde qu’enfants et parents doivent se donner des nouvelles pendant un séjour. Il n’y a peut-être que les enseignants en classe de découverte qui se posent encore la question ! Peu après, on s’est demandé comment gérer le pointphone qui a trôné dans presque tous les centres de vacances. Il n’y a pas si longtemps, nous nous sommes interrogés sur le portable pour les ados. Les réponses n’étaient pas si simples mais très peu d’entre eux étaient concernés, alors il était assez facile d’échanger avec eux et avec leurs parents. Je me souviens assez nettement de ce que nous avions écrit dans un courrier aux jeunes et aux parents avant un séjour dans les Alpes. En substance, nous disions que le portable n’était pas nécessaire, que nous donnerions des nouvelles régulièrement, que nous inciterions très fortement les jeunes à en donner aussi, par courrier et par téléphone. Nous disions encore que pour la bonne adaptation des jeunes et surtout pour permettre à chacun d’entre eux de prendre du temps et de faire l’effort de construire des relations au sein du groupe et avec les animateurs, le mobile nous semblait néfaste. Je vous assure (si, si !) que le discours était très facile à entendre par de l’ordinateur, de la tablette, des mobiles… les parents et aussi par les jeunes (si, si, vraiment, je vous assure !) et que personne n’avait apporté de portable. À cette époque (franchement pas si lointaine, ne soyez pas désagréable !), on partait en camp et le directeur, les animateurs et les jeunes ne donnaient des nouvelles à leur famille qu’une ou deux fois en quinze jours ou trois semaines. C’était même un sujet de blague entre parents : alors, t’as reçu une carte ? Elle t’a appelée pendant le séjour ? On ne comptait pas le nombre de fois où c’était arrivé tant c’était rare. Une seule main suffisait largement à plusieurs parents !

DE LA FRITURE SUR LA LIGNE
Mais aujourd‘hui, le mobile s’est tellement banalisé que plus aucune équipe ne se pose la question (en tout cas pour elle-même) de l’intérêt ou non d’emporter son portable. Les arguments sont nombreux : c’est un élément de sécurité avant tout, bien sûr, et d’organisation mais franchement, on ne se demande pas si on le met ou pas dans son sac à dos, on le prend, un point c’est tout, et on n’oublie pas le chargeur. On se demande même si on aura besoin d’un adaptateur si on part à l’étranger. Bref, pour nous, équipe, c’est réglé.

En revanche, le smartphone des ados (ils n’ont plus que ça, n’est-ce pas ?) nous pose problème. Que va-t-il se passer en cas de coup de cafard ? suite à un désaccord avec un animateur ? ou avec un jeune ? ou si la chambre n’est pas à leur goût ? un peu trop spartiate ? si les repas ne leur plaisent pas (ce qui est fréquent) ? le sac-à-dos trop lourd ? la vaisselle trop longue ? À coup sûr, ils vont téléphoner à leurs parents et ça va nous revenir aux oreilles, déformé, dénaturé, amplifié, plus vite que la lumière, façon boomerang. Ça passera même sans doute par les oreilles de l’organisateur, premier contact des parents. Et vous connaissez le principe, le petit truc insignifiant qu’on n’avait même pas vu et qui s’était réglé presque dans l’instant devient un problème incroyable, une montagne infranchissable, un machin non identifié qui va nous pourrir la vie.

LE MOBILE INTÉGRÉ AU TROUSSEAU
Et pourtant, chacun sent bien que le combat est déjà loin derrière nous : les jeunes (et maintenant les grands à partir de 9-10 ans) sont équipés, voire suréquipés.

L’organisateur ou le directeur qui interdirait les portables aujourd’hui aurait tôt fait de se faire dépasser, flouer, transgresser. Bien sûr, ils peuvent quand même le faire mais pour quel résultat ? Alors, convenons ensemble que le mobile fait partie maintenant de notre matériel de base au même titre que l’Opinel. Bref, impossible de l’interdire au risque de se ridiculiser. En équipe, il va donc falloir apprendre à faire avec, convenir de ce qu’il est possible de faire et de ne pas faire. Informer les parents de ce qui peut se passer et leur donner des clés pour réagir ; sans doute appeler le directeur pour confirmer ou infirmer une information, un mal-être, une difficulté rencontrée. Il va falloir en faire un paragraphe de notre projet pédagogique : comment va-t-on gérer le portable des jeunes, les appels à la famille mais aussi la recharge, les prises de courant, l’adaptateur et les multiprises, les convoitises, vols, pertes, immersions, ensablages, rayures et le coût ? Peut-être pourrait-on aussi voir le portable comme un élément qui va permettre la mise en oeuvre de projets que l’on n’osait pas mener. Aurais-je laissé des ados de 13-15 ans déambuler à Londres une journée entière dans des endroits différents si je ne m’étais pas assuré que chaque petit groupe avait au moins un portable chargé permettant de contacter l’équipe en cas de soucis, de problème d’itinéraire, de tickets de métro ou d’argent ?

Serais-je suffisamment serein en laissant des plus âgés prendre un bus local en Inde sans possibilité de se joindre ? Bref, n’y voyez là aucune sorte d’amertume, d’inquiétude ou au contraire de jubilation, c’est un fait, il va falloir faire avec, point !

L’été dernier, en Inde du Sud, deux itinéraires s’offraient à nous. Je pose la question au groupe, lequel préférezvous  ? Échanges, discussion, comparaison de ce que l’on va manquer dans l’un et découvrir dans l’autre. Difficile de trancher. Félix demande la parole : « Combien de temps pour chaque itinéraire ? » Après ma réponse approximative, Félix conclut « Je préfère le premier, j’ai plus beaucoup de batterie, mon IPhone ne tiendra pas pour le second ! » Le smartphone comme maître-étalon : il va falloir faire avec…

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Texte de Jocelyn Vérité, paru dans la revue des Cahiers de l’Animation N° 85, également paru dans le dossier des Cahiers de l’Animation Sur l’Adolescence.




Sissi, bibi !

C’est la sortie des classes, la maman de Tony est là devant le portail accompagnée de son petit frère qui n’a pas encore deux ans. Elle parle avec une autre mère d’élève. Au fur et à mesure que les enfants sortent et rejoignent leurs parents, la foule se disperse. La mère de Tony continue sa discussion. Mais à intervalles réguliers, elle se met à crier : « Sissi bibi ! »

Cette phrase étrange, qu‘elle prononce d’une voix forte, avant de reprendre normalement le fil de son discours, m’intrigue. Soudain, elle joint le geste à la parole en désignant avec son doigt sa poussette au petit frère de Tony.

Son propos s’éclaire. Il fallait comprendre : assis bibi, ou bébé. Pour confirmer mon interprétation, au même moment un véhicule de pompier passe dans la rue : « Regarde bibi, tutu, bibi, pin-pon, tutu, bibi… »

Tony, lui, a 11 ans. Il est dans ma classe. Les choses ne sont pas toujours faciles pour lui.

Le lendemain de l’épisode « Sissi bibi », nous travaillons avec les élèves sur les charades. Je leur demande d’en inventer une. Tony vient nous lire celle qu’il a écrite. Il s’est visiblement creusé les méninges et semble assez fier du résultat.

Mon premier est un animal qui mange de l’herbe. Mon deuxième est une couleur. Mon tout est dans la maison.

Les élèves cherchent, moi aussi, impossible de trouver. Nous lui demandons un indice. Il nous aide plusieurs fois. Rien à faire.

Finalement, nous donnons notre langue au chat et nous lui demandons la réponse.

Tony s’étonne de ce que nous ne trouvions pas, malgré tous les indices qu’il nous a donné : « Ben, c’est pourtant simple : un meuble (meuh-bleu). » Les autres enfants lui expliquent qu’il était impossible de trouver puisque « Meuh » est le cri de l’animal et non pas l’animal lui-même. « Tu aurais dû dire : mon premier est un cri d’animal. » Tony semble déçu. « J’en ai une autre » s’exclame-t-il, avant d’enchaîner :

Mon premier est plein de voitures et de gens. Mon deuxième est un animal qui donne du lait. Mon tout, c’est quand je suis malade.

L’animal qui donne du lait, met tout le monde sur la voix, mais déconcerte les autres élèves, qui ne comprennent pas que Tony n’ait pas intégré ce qu’ils viennent de lui dire :

  • On a trouvé, c’est rhume (rue meuh), mais ça ne peut pas marcher.
  • Pourquoi, puisque vous avez trouvé ?
  • Parce que tu ne peux pas dire un animal.
  • Ben si, réponds Tony visiblement mal à l’aise.
  • Quand tu parles, tu ne dis pas « une meuh », lui rétorque Alice, mi-agacée, mi-amusée. Pourtant si ! Chez lui, on doit dire une « meuh ». Tony se sent agressé. Décidément, on ne le comprend pas. J’essaye de débloquer la situation en recadrant sur le contenu et en lui permettant une sortie honorable. Malgré tout, il restera agressif envers les autres tout au long de la journée.

Ma première réaction est de pester contre l’éducation des parents. Contre la manière dont ils parlent à leurs enfants, qui au final met Tony en situation difficile à cause d’un décalage culturel avec les autres. Mais n’est-ce pas un peu facile et réducteur ?

Les espaces d’éducation d’un enfant sont, bien sûr, sa famille, mais aussi l’école, le périscolaire et les temps de loisirs. Chacun intervenant dans ce creuset avec ses plus et ses moins, ses qualités et ses manques. Naturellement, il est préférable que des parents apportent à leurs enfants l’exemple d’un langage construit, mais qu’en est-il de tout le temps que Tony n’a pas passé en famille ?

Je repense à des situations vécues à l’école ou en centres de vacances. A Mickaël, qui arrivant à 4 ans m’appelait « Monsieur Ecole » et qui lui aussi au début parlait des « meuhs » quand nous passions devant les vaches. A Andréa, qui avait une peur bleue des vaches qui paissaient dans le pré voisin et qui à la fin du séjour a eu le courage d’aller les toucher. A Nejla, qui voyant un poisson pour la première fois dans son assiette, m’a demandé intriguée ce que c’était. Et à bien d’autres… A tous ces moments de vie, que des enfants ont pu mettre à profit pour découvrir et construire du savoir, en fonction de leur réalité avec leurs sentiments et leur vécu.

Au fait, depuis combien de temps n’y a-t-il pas eu de classe de découverte dans mon école ? Pourquoi Tony, n’a-t-il jamais eu l’opportunité de partir en centre de vacances ? Et dans quelles situations d’apprentissage s’est-il trouvé à l’école, depuis les huit ans qu’il y a passés à raison de six heures par jour ? Combien de fois s’est-il trouvé hors jeu face à des connaissances culturelles supposées communes, qui lui étaient étrangères et sur lesquelles on s’appuyait pour travailler ?

Et si nous reconsidérions « Sissi bibi » comme un cri. Cri de parents à qui l’on reproche de ne pas être à la hauteur de leur rôle et d’être la cause de l’échec de leurs enfants. Cri d’enfants, que l’on exclut de fait, en leur reprochant leur décalage culturel avec ce que l’on attend d’eux, tout en ne les mettant pas en situation de pouvoir s’approprier ce savoir. Mais si un cri peut être de colère, il peut aussi l’être d’espoir dans l’avenir. Alors : « Sissi bibi ! ».

Olivier Ivanoff

Article extrait de CA n°54 – Pour préparer l’été