Gloire aux inventeurs et aux innovateurs ! Hommage à Jean Oury

vst123Jean Oury est décédé en mai dernier voir l’article. Avec Félix Guattari – non sans débats entre eux –, il avait développé et mis en actes dans sa clinique de La Borde les principes de la psychothérapie institutionnelle, devenue un lieu mythique dans le microcosme des passionnés de psychothérapie, de psychanalyse et de politique. En même temps, il pensait, théorisait, construisait, allant aux confins de la psychanalyse avec sa théorie psychanalytique de la psychose. Ses travaux sur « Le collectif » sont devenus des points de repère et des sources de réflexion indispensables.

Oury n’avait pas tout inventé tout seul. On n’invente jamais tout seul. Formé à Saint-Alban par François Tosquelles, il s’est également inscrit dans le courant de pensée international qui conduisait une critique frontale de la psychiatrie asilaire, en montrant qu’il fallait traiter d’abord l’établissement asilaire en le considérant comme une institution. « D’abord, soigner l’institution ! »

Inventeur avec d’autres, penseur avec d’autres, il a su mettre en actes ses références et ses réflexions dans une démarche de soin et il a su partager cette pratique. C’est peut-être même là sa plus grande réussite : avoir montré que c’était possible, et former pour la diffusion. Le numéro 125 de VST, en mars 2015, reviendra longuement sur « L’avenir de la psychothérapie institutionnelle » dans le cadre d’un dossier tourné vers l’avenir de ce courant de pensée et de cette pratique.

L’inventeur-créateur-innovateur n’est plus là. Alors, comme on a pu l’entendre, La Borde, c’est fini ? C’est vrai que la figure du créateur ne sera plus là pour lutter contre les pesanteurs et la bêtise administrative. Mais l’idée La Borde, ce principe en actes de la psychothérapie institutionnelle ? Sauf à vouloir en faire un conservatoire géré par de fidèles garants de la mémoire, et il y a ici un risque réel de fétichisation de la forme, La Borde a un avenir : celui qui s’y construira par ceux qui continueront, qui prolongeront, qui adapteront, qui feront évoluer la pensée et les pratiques. Et il en est de même, plus largement, de la psychothérapie institutionnelle.

Aujourd’hui, des innovateurs-inventeurs sont au travail dans la psychiatrie, dans le social et le médicosocial. Ils ouvrent des structures de travail originales, ils agissent avec des groupes sociaux constitués, certains s’engagent sur les marges pendant que d’autres s’acharnent à aller au plus loin des possibles au coeur des institutions. Certes, on ne voit pas apparaître chaque semaine une nouvelle construction théorique, mais il y a régulièrement (re)naissance de nouveaux concepts d’action qui viennent bouleverser ou rénover les pratiques : travail communautaire, réduction des risques, accompagnement des squats, groupes d’entraide mutuelle, advocacy… Ce ne sont pas là que de petites inventions ni de petites évolutions, qui ne vaudraient pas grand-chose en comparaison aux oeuvres de grandes figures tutélaires. Il y a simplement ceux qui bougent, et les autres.

Alors, hardi les innovateurs, les inventeurs, échangez ensemble, comparez, critiquez, référencez, communiquez, et qu’ainsi le principe de fond de La Borde, cet acharnement à faire ce qu’on pense devoir être à faire, vive toujours demain.

François Chobeaux

Texte paru dans Vie Sociale et Traitements n°123




Chercheur et praticien – praticien chercheur

vst123J’ai participé dernièrement à une journée de travail proposée par la chaire sociale du Centre national des arts et métiers (CNAM) sur la recherche. Il s’agissait d’approfondir et de prolonger les idées qu’un travail précédent de consensus sur la recherche avait fait émerger. Cette invitation avait suscité un grand intérêt, si l’on en juge par la participation qui remplissait largement l’amphithéâtre Paul-Painlevé.

Comme l’a dit Yannick Moreau dans l’introduction au débat, il était important que chercheurs et praticiens se rencontrent pour échanger sur ce thème, et profiter des expériences de chacun pour élaborer une stratégie pour le travail social. Et faire avancer les connaissances sur les évolutions sociétales au-delà des préjugés qui continuent à persister sur des modèles… aujourd’hui dépassés.

Et je me souvenais de mes débuts auprès d’Henri Wallon, psychologue connu, professeur au Collège de France, quand il me confortait dans ma profession, préconisant une collaboration étroite entre chercheur et praticien, et accueillant avec intérêt les résultats des observations que me permettait ma pratique. À l’époque, elles enrichissaient la psychologie qui était sa spécialité. Plus tard, elles ont aussi enrichi d’autres disciplines des sciences humaines. Mais, parce qu’il existe aujourd’hui au CNAM une chaire de travail social, elles devraient également servir cette chaire, qui pourrait ainsi diffuser les problématiques du travail social sur une plus grande échelle, et avec une autorité plus reconnue.

Encore faudrait-il qu’une méthodologie soit apportée aux professionnels, dans leur formation, d’une manière qui pourrait peut-être donner plus d’importance et de relief aux mémoires demandés. Les centres de formation pourraient alors avoir une fonction de laboratoire, collaborant aux recherches ou même les suscitant.

En allant plus loin, on pourrait envisager que les institutions sociales et médicosociales soient aussi des laboratoires. Une analyse des pratiques bien conduite peut fournir de précieuses informations, qu’un chercheur associé peut contribuer à traduire, pour enrichir les connaissances utiles. Nous associons ainsi aux recherches non seulement les divers professionnels, mais encore les usagers des institutions, ce qui rendrait de plus en plus légitimes les savoirs liés au travail social.

Il suffirait d’une volonté politique qui permette de dégager du temps pour cette démarche, et d’une mobilisation institutionnelle capable de redynamiser ces professionnels qui sont parfois usés par la routine, pour qu’un tel projet puisse se réaliser.

Cela se fait parfois, dans certains cas, et je pense avoir vécu une expérience proche. Mais au lieu de travailler à côté des chercheurs et les chercheurs à côté des praticiens, nous en viendrions à travailler les uns avec les autres. Et cela fortifierait la valeur de notre travail bien plus que ces évaluations officielles que l’administration nous impose.

Il est parfois de bon ton actuellement de laisser se dénigrer le travail social, dont les résultats (au sens où l’entendent les pouvoirs publics) laisseraient à désirer. Certains disent que nous passons notre temps à cultiver nos mythes. Certes, nous ne devons pas nous prendre trop au sérieux, mais si un certain humour peut entourer nos pratiques, ne le laissons pas se transformer en dérision. Je lis dans un ouvrage de Michel Lebonnois, qui fut éducateur puis directeur d’une maison d’enfants avant, retraité, de devenir l’animateur de Cahiers du Cotentin : « On mesure en quelques mots : conscience, droits, devoirs, respect, structures, normes, modèle, être libre, l’extrême complexité du travail éducatif, dont il est évident pour tous ceux qui le pratiquent qu’il ne consiste pas seulement à servir la soupe et donner un lit. C’est en parlant de la pratique quotidienne que nous allons, petit à petit, lui donner cohérence [1] »

C’est cette cohérence que la collaboration des praticiens et des chercheurs va apporter, permettant de dépasser les images que certains se font de nos professions. Au moment où l’on parle de refonder le travail social, où à travers les états généraux on tente de le faire, une telle réflexion peut y contribuer.

Jacques Ladsous

Texte paru dans Vie Sociale et Traitements n°123

Notes :

[1] M. Lebonnois, Sème, semeur, Cherbourg, Les Cahiers du Cotentin, 2004.




Introduction – VST n°123 Sexualité, quand l’institution s’en mêle

vst123Il y a les situations de mixité interdites, possibles, choisies, réfléchies, imposées… Il y a les approches techniques de la sexualité, réduite aux relations sexuelles : contraception, assistance technique, assistance humaine… Il y a les couples qui se constituent, amour et parfois projets, avec alors la discussion permanente sur la procréation, qui plus est quand on estime que les personnes sont fragiles et qu’on s’interroge sur leurs capacités de décision puis de portage. Il y a l’hyperféminisation des métiers du soin et de l’éducatif, avec à la clé des stéréotypes de genre peu réfléchis et largement reproduits. Derrière tout cela, il y a à la fois le « droit à » pour les usagers, et les risques permanents d’envahissement et de normalisation institutionnelle. À quand une recommandation de bonnes pratiques portant sur la « bonne » sexualité à la charge des institutions ? Les institutions peuvent-elles s’en mêler sans s’emmêler ?

Le sexe – selon l’étymologie –, c’est ce qui sectionne. Ce qui coupe l’espèce humaine en deux sexes ; ce qui divise l’homme entre le rationnel et le pulsionnel ; entre ce qui rassure et ce qui surgit : l’image ou le rêve érotiques, l’excitation imprévue ou l’érection inopportune. Le sexe, c’est aussi ce qui ravit au sens fort du terme, ce qui arrache la créature à l’ordinaire de la sensation.

Être professionnellement en position d’observer la sexualité des autres et de pouvoir y intervenir, c’est occuper une place habituellement interdite : il est classiquement considéré aujourd’hui que la sexualité est du domaine de la vie privée. Pourtant, au siècle dernier, les freudo-marxistes et les reichiens disaient que la sexualité est politique ; mais ce n’est plus dans l’air du temps. Tout au plus la classe politique veut bien parler du sexe, mais c’est alors en termes de morale pour éradiquer la prostitution, ou de droit des handicapés-citoyens-consommateurs à une vie sexuelle construite évidemment dans les normes de la bienséance. Bienséance et vie privée, nous voici alors à la porte de la chambre à coucher parentale, lieu ultime du secret. Personne n’est censé savoir ce qui s’y passe, et surtout pas les enfants pour qui elle est un objet d’insatiable curiosité. Pendant des décennies, ce secret du sexe, construit comme honteux hors du mariage consacré, fut la porte ouverte aux abus. L’institution religieuse s’en mêla terriblement  ; ce qu’a fait vivre l’Église catholique irlandaise à des jeunes femmes filles-mères est à inscrire au Panthéon de l’immonde humain. Et à nos portes, ces Bon- Pasteur si accueillants, et tellement rééducatifs, avec les jeunes pécheresses et sauvageonnes [1] …

L’époque a changé : les personnes accueillies dans les établissements du secteur sanitaire et social ont des droits définis par les lois, et ceux-ci ont une incidence sur le domaine du sexuel : droit à l’information, à la contraception par exemple.

On a pris également peu à peu conscience que les professionnels aiment parfois trop les enfants ou jouissent trop de leur pouvoir sur eux. Ainsi avertis, les éducateurs et les soignants restent toutefois seuls et impuissants devant ce qui les traverse, et ont alors généralement tendance à mettre de côté la question sexuelle, la rabattant sur son volet anatomo-physiologique que traiteront les infirmières et les médecins.

Et pourtant, la question sexuelle les concerne. La mettre hors champ de l’action éducative et sanitaire, c’est d’une certaine façon perpétuer l’eugénisme, cette construction pseudo scientifique et raciste selon laquelle il faut prendre les moyens d’éviter la procréation des anormaux et des marginaux, leurs « tares » étant supposées héréditaires. Au nom de cette idéologie, on a, par exemple, imposé une contraception à leur insu à des jeunes filles de certaines institutions et de même fait pratiquer des « appendicites » qui étaient en réalité des avortements. Et plus généralement, on interdit les pratiques sexuelles dans les foyers et lieux d’hébergement sous prétexte « d’interdit de l’inceste » !

Et pourtant, la question sexuelle c’est aussi devenir homme ou femme, et se préparer à une vie de couple ou de célibataire, ainsi qu’à un possible devenir parent. Ici, les éducateurs et les soignants ont un rôle à jouer dans l’accès des jeunes dont ils s’occupent à des rôles masculins ou féminins échappant aux redoutables stéréotypes du machisme pour les uns, de la féminité soumise pour les autres ; leur permettant peut être dès lors d’échapper à la reproduction des rapports intrafamiliaux violents dont ils ont été les victimes et qui sont parmi les origines de leur placement ou de leur maladie.

Le handicap, sous toutes ses formes, est une surface de projections de nos craintes par rapport à la sexualité, à son caractère pulsionnel. Si nous sommes en proie à ces pulsions, alors les « autres », forcément… Une professionnelle parle de l’appréhension du personnel devant la sexualité des vieux dans une maison de retraite, des craintes des soignants et des parents devant des manifestations de vie sexuelle. Un vieil homme a des relations avec une dame, tous les deux un peu Alzheimer, « ils sont pris sur le fait ! » dit-elle, comme s’il s’agissait d’un crime ! La famille proteste. La vieille dame, selon elle, ne peut être qu’une victime de ce vieillard libidineux… Et combien de parents ont en effet considéré que leur fille handicapée était une enfant quel que soit son âge ?

Comme antidote à cette vision infantilisante et asexualisante du handicap, il faut se souvenir de Frida Kahlo, peintre mexicaine, militante féministe et politique, handicapée physique, et de son extraordinaire vitalité qui lui a permis de vivre une exubérante vie sentimentale, sexuelle et politique, audelà de ses souffrances et de ses handicaps. La libido est en effet force de vie. Et à ce titre, elle est à accompagner, à civiliser, plutôt qu’à réprimer. Il semble bien qu’en ce domaine nous soyons bien timides, davantage que les éducateurs des années 1980 qui osaient penser qu’il y avait quelque chose à faire pour aider ceux dont ils s’occupaient à accéder à un certain degré de liberté. Et quand aujourd’hui « libido » devient synonyme de « droit à », et quand la pulsion devient consommation…

Alors, la sexualité, faut-il que l’institution s’en mêle, qu’elle soit institution législative, institution gérant un établissement d’accueil, institution soignante… ? Puisque que l’institution morale a largement sévi en la matière et n’est pas prête de s’arrêter de peser, comment faire sans continuer à s’en-mêler ?

Ce dossier ignore volontairement les grandes signatures militantes, celles des célèbres personnes-usagers du social comme celles de parents, de familles qui se dépatouillent à leur façon de ce qui leur est tombé sur la tête. Chacun saura trouver ailleurs, partout, leurs textes, leurs positions et analyses.

Nous ouvrons ce dossier par la parole de Sandrine Ciron, qui rapporte comment l’institution s’est mêlée de sa sexualité et comment elle s’en est sauvée. Suit une brève histoire de la mise à disposition de préservatifs par François Chobeaux, qui propose de prendre le statut de ces objets comme analyseur institutionnel.

La façon d’en parler, ou de n’en pas parler, est traitée : dans un foyer de placement d’adolescentes (Monique Besse), dans un lieu d’accueil de personnes souffrant de démence sénile (Lorraine Ory), en revenant sur l’histoire et en observant un foyer d’adultes handicapé-es (Jean-Luc Marchal). Nous contribuons au débat sur l’assistance sexuelle avec les points de vue de André Dupras, qui pose la question de la « normalité sexuelle » vue du Québec, et de Pierre Brasseur et Pauline Detuncq, qui s’intéressent à la construction politique de cette question.

Il y a aussi les situations où une question de sexualité devant être traitée par l’institution en cache puis en dévoile une autre. Yannick Benoist montre comment l’auteur d’actes répréhensibles peut être dans un enchaînement, où il était auparavant victime, et comment cette institution-là, la Protection judiciaire de la jeunesse, s’est dépatouillée de devoir à la fois travailler sur l’acte et sur le passé.

Enfin, pour clore le dossier, des repères chronologiques réunis par Monique Besse pour rappeler l’histoire récente du statut social de la sexualité et de sa prise en compte institutionnelle.

Monique Besse
François Chobeaux

Texte paru dans Vie Sociale et Traitements n°123

Notes :

[1] Voir le dossier « Que faire avec les filles », dans VST n° 106, 2e trimestre 2010.




Le social en Europe

vst122« Le social en Europe » : ce thème volontairement très large, presque flou, a permis aux contributeurs d’entrer à leur façon dans le sujet. Il en ressort des fortes ressemblances, que nous anticipions : le poids de l’histoire politique de chaque État dans ce qui a été et ce qui est devenu le social, avec l’histoire des diverses dictatures et des différentes formes de démocratie. Le poids des églises également, fortement montré par les auteurs de l’Europe du Sud catholique, sous-jacent dans la présentation de la situation en Suisse romande, où la morale protestante apparaît dans la construction décentralisée et peu interventionniste de l’État.

Il en ressort aussi une importante discussion portant sur les termes qui servent à dire les professionnels, avec l’extrême diversité des formations, des fonctions et des appellations. Plusieurs auteurs, en le disant ou sans le dire, parlent des assistants de service social quand ils évoquent les travailleurs sociaux. Et c’est logique car ce métier, cette corporation moderne, a su se donner une organisation internationale, une production de pensée collective, au sein d’une large profession du social non organisée, aux représentants nationaux et internationaux globalement inexistants.

Tous les auteurs insistent encore sur les effets de l’économie et des réponses des politiques économiques mondiales. La récession et le développement de la réponse économique libérale sont évoqués, avec leurs conséquences pointées par tous : accentuation des exclusions et des pauvretés, isolement, perte du sens collectif, fin de l’État protecteur.

Ce dossier est organisé en deux parties. La première propose des lectures transversales du social en Europe ; la seconde quelques focus sur quelques États, sachant que ces focus ne couvrent qu’une infime partie du territoire européen.

La première des lectures transversales est développée par Thierry Brun, avec une approche socio-économique critique des politiques sociales européennes. Le cadre est planté : nous sommes en plein développement des politiques libérales. Vient ensuite la retranscription d’une intervention qu’a faite Chantal Bruno, responsable d’associations de familles de personnes en situation de handicap, devant les instances politiques et décisionnaires de l’Europe. On voit bien là comment les familles, les usagers deviennent clairement un acteur essentiel des mécanismes de prise de décision par leur présence institutionnelle et politique de plus importante. Emmanuel Jovelin, grand connaisseur des formations de travailleurs sociaux dans l’ensemble de l’Europe, brosse ensuite une fresque des diversités des formations et des diplômes appuyées sur des représentations et des mises en acte très diverses de l’action sociale, portées par des conceptions également très différentes de l’État social. Son propos, centré sur les métiers de niveau 2 et 3 en Europe (en France, les diplômes centraux du social que sont le diplôme d’État d’assistant de service social et celui d’éducateur spécialisé), contourne la double question des frontières du social (et des métiers qui y sont rattachables) et des faibles niveaux de qualification de nombre des nouveaux travailleurs de la ville, de la famille, de la vieillesse. D’autres auteurs traitent de ces questions par leurs entrées nationales.

Enfin, pour clore cette entrée globale, Edwin de Boévé, éducateur spécialisé et animateur d’un réseau international de travailleurs de rue, évoque l’avenir possible d’un travail social de rue comme étant un moyen de désinstitutionnaliser l’action sociale en rapprochant les intervenants sociaux des espaces de vie et des réalités permanentes des usagers.

Passons aux approches nationales. Italie, Suisse, Espagne : des enseignantes-chercheuses- formatrices montrent d’où viennent dans leur pays les pratiques du social, et ce qu’elles deviennent aujourd’hui. Annamaria Campanini pour l’Italie, Joëlle Libois pour la Suisse, en se limitant à la Suisse romande, Josefa Fombuena Valero pour l’Espagne se sont risquées à des lectures historiques faites au filtre du contemporain. Pour l’Italie, Stefano Vitale, un professionnel de l’éducation et de l’action sociale, développe son analyse du réel ià partir de sa pratique de responsable d’une coopérative sociale. Une lecture de l’évolution politique et institutionnelle de la pratique professionnelle du point de vue des assistants sociaux est aussi proposée pour le Portugal par José Brito Soares.

Que conclure ? Constater le poids des déterminants économiques et des choix politiques globaux, l’importance du nouveau pôle de pression constitué des usagers et des familles, l’importance de la vague de fond d’universitarisation des diplômes « historiques  ». Si les choix de mise en acte du social ont longtemps été en grande partie déterminés par des individus humanistes qui pensaient l’action sociale et qui la mettaient en oeuvre, il semble que des tendances lourdes déplacent durablement le centre de gravité de la conception et de la décision vers les lieux de pouvoir de la technostructure.

Thierry Brun conclut son texte en invitant les citoyens à se mobiliser ; Emmanuel Jovelin appelle les gouvernants à choisir. Cette repolitisation de la question du social paraît indispensable afin d’éviter les glissements que nous connaissons actuellement, faits de décisions technocratiques ignorant à la fois ceux qui mettent en oeuvre le social, alors qu’ils savent un peu de quoi il s’agit, et ceux à qui il est destiné au-delà des seules associations d’usagers, de parents et de familles. Car le social, c’est pour tous, et son contrôle comme son inflexion sont donc une question centrale dont les citoyens doivent s’emparer.

Texte paru dans Vie Sociale et Traitements n°122




La réalité de l’immonde

1396346469674[1]Dimanche 19 janvier, 20 h 50, un reportage de Zone interdite sur M6, « Enfants handicapés : révélations sur les centres qui les maltraitent ». Un documentaire à charge : l’État ne fait pas, ou pas assez. Les parents sont laissés sans solutions. Les institutions ne sont pas contrôlées. Les institutions et les professionnels sont maltraitants. L’ensemble ne donne pas dans la nuance en ignorant tout ce qui se fait de bien, les images-choc sont passées en boucle, le commentaire est accusateur. Mais au-delà des réactions irritées, critiques, défensives, il y a la réalité de deux instituts médico-éducatifs montrés du doigt. Maltraitances et violences physiques, absence de respect de l’intimité et de la pudeur, matériel et locaux inadaptés, conditions d’hygiène déplorables… On se croirait dans les pires des institutions du siècle dernier, ou au fond d’un mouroir roumain.

Comment est-il possible que cela existe encore ? Cela vaut la peine de réfléchir un instant aux chaînes de causalité.

La France manque d’établissements et de services spécialisés pour la prise en charge et l’accueil des enfants et des adultes polyhandicapés. Des familles en sont réduites à garder leurs « enfants » chez elles, au risque de leur vie sociale et parfois de leur éclatement.

Jusqu’à aujourd’hui, l’institution de référence (les agences régionales de santé) n’effectuait que très peu de contrôles qualitatifs. Cela va doucement changer avec les évaluations externes devenant obligatoires. Au moins, elles vont servir à cela.

Des établissements sont implantés dans des espaces vides d’emplois, et sont alors les seuls employeurs à la ronde. Leurs personnels sont souvent sans qualifications suffisantes et adaptées. La vie se déroulant, ils deviennent totalement dépendants de cet emploi-là. Ces établissements ont des prix de journée réduits, la masse salariale étant limitée par les effets de la non-qualification et par de faibles taux d’encadrement. Ils sont donc financièrement intéressants pour une tutelle financière toujours en manque de moyens.

Remontons la chaîne des maltraitances.

Un salarié s’emporte à l’égard d’un enfant. Il « craque ». C’est toujours possible. Il y a alors deux solutions : ses collègues interviennent pour qu’il prenne de la distance, et sa hiérarchie reprend cela avec lui. Mieux même, cela donne lieu à réflexion collective. C’est ce qui se fait, heureusement,dans la plupart des cas. L’autre solution est l’omerta, et la lente mais inéluctable marche vers une maltraitance généralisée, institutionnalisée. Fautil alors condamner les lampistes ? Quelle est, au-dessus d’eux, la responsabilité des cadres, et de la direction ? Quelle est la responsabilité de l’institution gestionnaire, quelle que soit sa nature (publique, privée associative, privée commerciale) ? Quelle est la responsabilité de l’institution publique qui finance et contrôle ?

Il y a aussi des locaux, des aménagements, des pratiques totalement en dehors des normes de l’humanité. Qui doit alerter, si même la direction ne demande pas les moyens d’une transformation radicale ? Tout ceci conduit à une banalisation du mal, comme un inéluctable qui échappe à l’action de chacun. Souvenons-nous que c’est toujours ainsi que se construisent et se maintiennent les systèmes totalitaires, les acteurs étant autant produits par les dispositifs qu’ils les produisent eux-mêmes. Voir hier les comparaisons entre les camps de concentration et les conditions de vie dans les hôpitaux psychiatriques faites par ceux qui revenaient des camps. Voir aujourd’hui, en psychiatrie, la banalisation des contentions et des isolements.

Posons la question encore autrement.

Il y a certes les responsabilités techniques, matérielles, la réalité des faits.

Mais il y a également la responsabilité vis-à-vis de soi : se permettre de faire, ne pas alerter, ne pas dire, alors avec quelle culpabilité ou quels mécanismes d’évitement de celle-ci, construits par soi-même ou proposés par d’autres ? Dans un établissement où la déontologie professionnelle n’existe pas, comment se débattre avec son éthique ? Obéissance et dépendance des « petits », et responsabilité, cela peut-il s’articuler ? D’autant plus que le rôle du chevalier blanc est douloureux. Dans un établissement, des éducatrices ayant alerté ont été licenciées. Dans l’autre, un chauffeur ayant alerté est mis au placard par sa hiérarchie, et rejeté par ses collègues. Heureusement ces cas sont probablement ultra minoritaires, car la plupart des établissements spécialisés sont des lieux où les usagers sont respectés et soutenus dans le cadre de projets éducatifs et thérapeutiques à peu près dotés des moyens nécessaires. Mais ces cas-là sont une telle horreur que la profession ne peut pas les ignorer au nom de leur inexistence statistique, ou au nom d’une revendication technique de plus de moyens. Et cela même si les solutions de fond ne sont pas dans ce que peut faire la profession, sauf à la marge peut-être, mais dans des choix économiques nationaux assortis d’exigences intelligentes dont la mise en acte doit être tout aussi intelligemment contrôlable. Et là, il y a du chemin à faire.

François Chobeaux

Texte paru dans VST n°121




Les clubs sportifs associatifs ont-ils un rôle à jouer dans le travail social ?

1396346469674[1]Cet article est le fruit d’un travail collectif associant des bénévoles d’un club de montagne/escalade parisien (Roc 14) et quelques travailleurs sociaux. Les réflexions et les pistes proposées sont fondées sur plusieurs expériences d’animation réalisées avec des institutions du travail social.

Un club sportif 100% associatif est sollicité

Roc 14 est un club de 700 adhérents qui a choisi de fonctionner avec une organisation intégralement bénévole. Il inscrit son activité dans les orientations politiques de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), notamment « agir pour un sport pour tous » et « promouvoir des pratiques sportives autogérées ».

Chaque année, quelques institutions du soin ou du travail social prennent contact avec le club. Les demandes sont classiques : « Pouvez-vous nous aider pour faire bénéficier nos publics d’une activité escalade ? » Le plus souvent, elles nous parviennent grâce à des relations amicales ou professionnelles entre un adhérent du club et des professionnels ou des élus d’institutions du soin ou du social. Dans la mesure où l’encadrement demandé n’est pas une gêne pour le club et où il existe des bénévoles volontaires, elles reçoivent généralement des réponses positives. « Si on peut le faire… on le fait ! » Implicitement, c’est l’adhérent du club qui a été « l’entremetteur » entre l’institution et le club qui défend la légitimité de la demande, systématiquement discutée lors d’un « collectif d’animation ». Elle est examinée uniquement sous l’angle de la faisabilité (questions d’assurance, créneaux horaires disponibles plus ou moins chargés, matériel nécessaire…).

Précisons que ces activités ne représentent qu’une part modeste de l’activité du club. Elles témoignent néanmoins d’une ouverture du club au-delà de ses adhérents, donnant à cette association sportive une dimension d’utilité publique modeste mais réelle. Cette facette de l’action du club associatif est valorisée auprès de la municipalité, propriétaire du gymnase où se situe le mur d’escalade, lors des assemblées générales et sur le site du club.

Des pratiques généreuses mais peu réfléchies

Si d’un point de vue fonctionnel, la demande est bien traitée, en revanche les questions de sens et de pertinence de l’action ne sont pas débattues. Est-ce le rôle d’un club FSGT ? À quelles conditions et dans quel cadre intervenons-nous ? S’agit-il d’un échange entre institutions, entre bénévoles associatifs et salariés du soin ou du social, ou entre usagers de biens publics, les uns d’équipements sportifs et de locaux publics, les autres d’une institution sociale du service public ? Et dans ce cas, qu’est-ce qui s’échange ? De quel don et contredon peuvent se réclamer les uns et les autres ?

Disons-le tout net, ces questionnements sont loin de passionner l’ensemble des adhérents. Vieille opposition entre le concret de l’action d’un monde sportif réputé efficace et pragmatique et le chipotage que l’on dit théorique ! « Complique pas tout… c’est comme on veut, quand on veut, si on veut et en plus on n’est pas obligés… ! » Avant de se ranger aux arguments de cette simplicité (libérale ?), il s’est trouvé quelques grimpeurs pour prendre le temps, et le risque, de la réflexion collective.

Une zone commune au sport d’éducation populaire et au travail social Pour construire un partenariat, même ponctuel, il importe avant tout que chaque partenaire comprenne bien la logique de l’autre. Au risque de la simplification, rappelons les finalités des pratiques sportives d’éducation populaire et celles du travail social.

Pour la FSGT, il s’agit de promouvoir des pratiques accessibles à tous sans distinction d’âge, d’origine et de position sociale. Celles-ci se déroulent dans un cadre associatif où les adhérents sont invités à « autogérer  ». Le sport n’est au fond qu’un moyen collectif de développement des personnes. Ajoutons que cette fédération se situe politiquement au sein d’un courant progressiste de transformation sociale qui tente de renouer avec une volonté de promotion des pratiques autogérées en milieu populaire.

Le club sportif associatif adhère à cette fédération et tend, en théorie, à mettre en œuvre ses valeurs et à atteindre ses objectifs. Dans la pratique, le milieu au sein duquel il est situé pèsera sur la capacité de l’association à réellement permettre l’accès de ses activités à tous.

Le travail social, à l’inverse, ne s’adresse pas à tous mais seulement à certains. Il vise les personnes qui connaissent un mal-être, une souffrance et qui nécessitent de ce fait un soutien ou un étayage de durée variable. La finalité du travail social est d’agir pour maintenir ou rétablir l’inscription de ces personnes dans la société.

Travail social et pratiques sportives d’éducation populaire ne s’inscrivent donc pas dans les mêmes finalités. En l’occurrence, l’un relève largement du travail salarié dans un cadre de service public, l’autre de l’engagement bénévole ou militant. Pour autant, ces deux visées différentes ne sont nullement contradictoires. Elles peuvent se croiser, voire se compléter dans des pratiques de terrain. Le travail social, pour atteindre ses buts, a souvent besoin du concours de la vie associative, qui se présente comme un sas ou une porte d’entrée chaleureuse et accessible pour une réinscription sociale. De même, les intentions de solidarité et de transformation sociale du sport d’éducation populaire visent également les publics du travail social qui se trouvent tenus éloignés des pratiques sportives.

Entre charité et main-d’oeuvre gratuite ?

S’il existe bien une zone de convergence entre les clubs sportifs associatifs et les institutions du social, il émerge lors des collaborations des difficultés majeures qu’il est important de prendre en compte. Les deux principales dérives identifiées sont l’apitoiement charitable sur les difficultés des publics accueillis et l’instrumentation gratuite de l’association sportive au profit des services sociaux.

L’apitoiement est une attitude compréhensible pour toute personne sans expérience des publics du travail social. Aussi généreuse soit-elle, cette attitude, avec ses affects envahissants, risque de perturber la relation avec les publics. Ceux dont on dit qu’ils sont « en difficulté » ont davantage besoin de solidarité que de pitié, et la nuance peut être difficile à saisir.

Dans un autre registre, devenir une main d’oeuvre gratuite des structures sociales constitue une autre dérive possible. Alors que le financement du service public par l’État est en net recul, les associations, par le biais de subventionnements sélectifs, sont de plus en plus instrumentalisées pour soutenir les politiques publiques. On peut légitiment s’interroger : pourquoi des bénévoles fourniraient-ils gratuitement une prestation d’encadrement à des organisations fonctionnant avec de l’argent public pour des missions d’intérêt général ? Éviter ces deux dérives de la pitié et de l’instrumentation est sans doute le préalable à l’action commune. Les clubs ne sont pas la main-d’oeuvre bon marché des institutions, pas plus que les publics du social n’ont à conforter la bonne conscience des bénévoles associatifs. Il importe que chaque acteur et institution se sente pleinement reconnu et trouve intérêt et sens à une activité commune. C’est donc le principe d’un échange lucide, que l’on peut qualifier de mutuellement bénéfique, qui devra être recherché.

Ce qui s’échange dans ces coopérations

À la lumière des expériences passées, examinons les termes de l’échange, et pointons concrètement ce que chacun apporte et reçoit dans ces actions communes.

Pour les bénévoles sportifs

Leurs motivations à intervenir sont différentes selon qu’ils disposent ou pas d’une expérience auprès des publics accueillis.

Pour un informaticien sans expérience avec le travail social, encadrer des mineurs pris en charge par une association de protection de l’enfance constitue une découverte qui peut être vécue comme une aventure. Nombreux sont ceux qui trouvent dans ce type d’action une occasion d’utilité sociale qu’ils ne trouvent pas, ou pas suffisamment, dans leur activité professionnelle. Pour les bénévoles exerçant des activités professionnelles proches du travail social, c’est l’occasion d’intervenir dans un autre cadre, plus souple, et avec un autre statut. C’est aussi exprimer un engagement qui dépasse la séparation travail et vie privée. Sans se payer de mots, on peut parler d’une attitude citoyenne.

Agir concrètement par solidarité est une raison souvent avancée, elle s’exprime dans la volonté de faire découvrir une pratique sportive à ceux qui en sont éloignés. La dimension de la rencontre est également évoquée. Dans nos vies cloisonnées par le travail, les lieux d’habitation, les positions sociales, il n’est pas si fréquent de pouvoir partager un temps d’activité avec des gens différents de soi.

D’autres mobiles sont liées à l’activité escalade elle-même. Des formes de pratiques différentes de celles qui existent en club sont proposées. Les attentes en termes de performances ou de progrès techniques s’effacent au profit de dimensions comme la relation aux autres, le plaisir d’oser, la développement de la confiance en soi, la fierté d’une réussite, qui deviennent centrales. Ce déplacement des attentes de la technique vers le développement personnel est l’occasion de repenser les formes de pratique et d’initier des expérimentations pédagogiques et didactiques.

Enfin, les bénévoles actuels ont été souvent eux-mêmes initiés dans un cadre bénévole ou amical. Certains ont parfois bénéficié d’initiatives à caractère social. Il s’agit alors tout simplement de « renvoyer l’ascenseur  » pour que continuent d’exister des pratiques de loisir qui échappent à la relation marchande.

Le point de vue des professionnels du social et du soin Leurs raisons de rechercher des encadrements bénévoles varient nécessairement selon les institutions ou les publics. Cependant, quelques points communs se dégagent. L’ouverture vers l’extérieur est un attrait puissant pour les professionnels, qui doivent fréquemment lutter contre les effets négatifs de « l’enfermement » au sein des institutions. Le désintéressement de l’intervention, l’absence de référence aux métiers du social et souvent l’enthousiasme qui caractérise les bénévoles vont générer des relations et un climat différents des pratiques habituellement développées dans l’institution. Les professionnels du social, sans se départir de leur statut, trouvent lors de ces animations une occasion de vivre différemment la relation à leur public. Dans le cadre de cette activité partagée, le travailleur social se retrouve sur un pied d’égalité avec les usagers de l’institution. La peur, la fierté, le plaisir sont vécus en commun, parfois même les rôles s’inversent et c’est le jeune « à protéger » qui assure et rassure son éducateur ! Nulle démagogie, ces relations ne seront modifiées que dans le cadre défini de l’activité. Elles vont néanmoins permettre à chacun de voir l’autre d’un regard différent. Regard nouveau qui pourra être bénéfique pour le travail éducatif ou thérapeutique entrepris.

Le point de vue des usagers des institutions du social

Naturellement, l’intérêt et les effets de ces activités varient selon les personnes et leur situation. Mais quelques points forts peuvent être soulignés.

Le plaisir d’être en activité, même modestement, est sans doute l’acquis principal. Renouer avec l’activité volontaire sans autre intention que d’éprouver le plaisir d’agir avec d’autres constitue déjà en soi une justification de ces pratiques. Malade, exclu, déviant ou en souffrance, chacun continue d’éprouver le besoin d’activité et de mouvement. Sans doute que partager cette activité avec des passionnés qui veulent la promouvoir en renforce l’attrait.

Les publics bénéficient de la part des bénévoles associatifs d’une relation autre et d’un regard fondamentalement différent de celui des travailleurs sociaux. L’attitude des bénévoles n’est pas orientée par la mission sociale de l’institution ou les besoins médicaux que peuvent nécessiter les pathologies des usagers des institutions de soin. C’est essentiellement le désir de faire découvrir l’activité qui détermine la forme de l’échange, permettant aux personnes accueillies de sortir du cadre des représentations que leur collent la société et le circuit institutionnel. C’est la personne en situation de découverte de l’escalade qui est accueillie et non « le handicapé », « le fou », « le déviant », « le déficient »… Les bénévoles sportifs disent implicitement « je suis là pour te faire découvrir l’escalade, pas pour m’occuper de ta pathologie ou tes problèmes  », ce qui peut être vécu comme un soulagement par les publics accueillis. Les bénévoles sportifs ne sont pas des travailleurs sociaux ou des soignants… et c’est tant mieux !

Le tutoiement, le contact physique, les positions inhabituelles, l’enthousiasme des bénévoles, bref l’ensemble de la situation d’animation fait rupture avec le cadre habituel. Dans ce contexte, les publics peuvent se montrer sous un jour différent qui étonne parfois leurs encadrants habituels.

Le point de vue du club sportif

Pour un club sportif adhérent à la FSGT, ces animations s’inscrivent dans le cadre des orientations politiques et des finalités historiques qui ont motivé le développement de cette organisation fédérale. La visée du « sport pour tous » prend ici tout son sens. L’humanisme revendiqué par le club associatif trouve ainsi une illustration concrète : les souffrances et les difficultés des publics du social ne doivent pas les exclure de la vie associative à laquelle prennent part les « normaux » et les « valides. Les initiatives du club mettent en place de façon très pratique un espace du « vivre ensemble » revendiqué tant par les responsables politiques locaux et nationaux que par les associations sportives. Elles sont génératrices de cohésion sociale.

Par ces initiatives, les clubs sportifs montrent aussi leur capacité à se décentrer et à contribuer à une mission d’intérêt général. De tels échanges permettent de sortir de l’entresoi de classes moyennes et de cadres qui s’est développé au sein même de clubs associatifs relevant d’organisations à vocation populaire et universelle comme la FSGT. On ira même jusqu’à conférer à ces initiatives un caractère de rétablissement d’une justice sociale. En effet, les associations sont mieux munies en personnes capables de spontanément s’organiser pour obtenir la charge et l’utilisation privilégiée de biens publics qui pourraient ou devraient être l’enjeu d’une redistribution sociale.

Cette ouverture à d’autres publics est également une ouverture à d’autres formes de pratiques, ce qui est un enrichissement pour les clubs. Elle stimule la réflexion pédagogique en proposant de nouvelles questions, elle valorise l’association auprès d’autres partenaires institutionnels. Enfin, elle offre à la diversité des adhérents d’autres objets et formes d’investissement bénévole ou militant.

Le point de vue de l’institution du social

Pour l’institution, ces temps d’activité peuvent se comprendre à plusieurs niveaux : – ils peuvent être des moments de loisirs collectifs où domine le plaisir d’agir et de la rencontre  ; – ils peuvent être des supports qui permettront des exploitations ultérieures dans le cadre du projet institutionnel (par exemple, les émotions éprouvées dans l’escalade seront verbalisées et reprises dans le cadre d’entretiens thérapeutiques) ; – ils peuvent être aussi des formes douces d’entrée en contact avec la vie de tous les jours, offrant parfois des suites possibles hors du cadre du travail social.
L’action commune et sa préparation entre bénévoles et professionnels sont également riches. Ce sont autant d’occasions pour l’équipe de salariés de sortir du ronron de l’entre-soi institutionnel. Présenter à des néophytes son public et le projet de son institution n’est pas chose aisée. Plus encore, coconstruire un temps d’animation entre personnes aux statut et motivation différents est souvent l’occasion de revisiter partiellement le projet de l’institution. En cas de coopérations plus régulières, des conventions, formalisées ou non, peuvent se conclure entre institutions du social et associations. Aujourd’hui, elles s’observent à dose encore homéopathique, mais ce n’est peut-être qu’un début…

Des conditions pour des coopérations réussies

À la lumière des intérêts des acteurs et des institutions concernés, il est possible d’esquisser des conditions facilitantes pour de telles coopérations.

Connaître et respecter les finalités du partenaire

Le travail social doit bien intégrer les différences entre intervention bénévole et prestation de professionnels du sport. Par définition, les bénévoles ne sont pas rémunérés, leurs motivations résident essentiellement dans l’utilité sociale, la convivialité et la rencontre avec les publics, les encadrants et le travail social.
Le versant associatif doit pour sa part admettre que les formes et les modalités de pratique de l’escalade qu’il va mettre en place seront différentes de ce qu’il connaît au sein du club.

Des coopérations réfléchies et inscrites dans les projets

Il importe que ces coopérations soient bien comprises comme des pratiques cohérentes, en phase avec l’activité globale des organisations. Le club sportif comme les institutions du social doivent être au clair sur le sens et l’intérêt d’une telle collaboration. À l’interne des clubs FSGT, ces interventions doivent être comprises comme faisant partie des finalités de la fédération. Le forcing pour obtenir l’adhésion de bénévoles mettrait inutilement l’association en tension. De même, si le secteur social n’attend qu’une prestation d’encadrement, il est préférable qu’il s’adresse à des professionnels de l’encadrement qui répondront très bien à ce type de demande.

Construire ensemble les interventions et co-animer les temps d’activité

Cette étape est indispensable. Elle devra inclure une présentation des projets des deux parties. Si une information sur les publics accueillis est logique, l’essentiel restera de bien situer en quoi et pourquoi cette pratique de l’escalade peut leur être utile. Ces présentations devraient clarifier le rôle de chacun et donner des indications précieuses aux grimpeurs pour concevoir le temps d’activité. Construction commune certes, mais sans mélange de rôles. Les grimpeurs ne deviennent pas des travailleurs sociaux et ces derniers n’ont pas d’avis à donner sur le maniement des cordes d’assurance.
Pendant les temps d’activité, bénévoles et professionnels seront activement présents ensemble et prendront en charge collectivement l’animation, chacun participant naturellement en fonction de ses compétences. Cet aspect de co-animation aura été anticipé lors de la préparation commune.

Privilégier le local
Le plus souvent, les clubs sportifs ont un recrutement local, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour les établissements du travail social. Pour donner une cohérence aux coopérations, celles-ci peuvent s’établir à partir de la proximité géographique.

Proposer des actions ponctuelles et parfois régulières

Réaliser une séance de découverte de l’escalade d’une heure, accompagner une sortie en forêt de Fontainebleau ou accueillir au sein du club quelques jeunes suivis par l’éducation spécialisée sont des actions de nature et d’amplitude bien différentes. L’inscription durable de publics relevant du travail social au sein d’associations sportives reste relativement rare. Pour autant, ces tentatives, même de courte durée, jouent un rôle positif dans le parcours des personnes.

Conclusion ?

Au terme de ce tour d’horizon, nous formulerons une conclusion à la fois prudente et volontariste. Des coopérations entre clubs sportifs se référant à l’éducation populaire et institutions du travail social sont possibles et peuvent compléter utilement l’activité principale de chacun. Elles nécessitent que soient réunies des conditions exigeantes qui garantiront la qualité des échanges et éviteront les illusions naïves. Chaque partie peut alors y trouver matière à réaliser sa propre vocation et à dynamiser l’implication, des bénévoles comme des salariés. C’est souvent dans les marges que naissent les idées neuves, et ces initiatives sont porteuses de réflexion et de rencontres inattendues. En favorisant le brassage des personnes, des idées et des représentations, elles contribuent à « faire société » et peuvent enrichir les projets du travail social et de la vie sportive associative.

Philippe Segrestan Animateur bénévole FSGT, club Roc 14, Paris.

Note : Le « collectif d’animation » est l’instance de concertation et de décision du club ; officiellement elle est accessible à tous les adhérents, en pratique cette instance réunit mensuellement de 10 à 15 personnes, les plus impliquées dans la vie associative.

Texte paru dans VST n°121




Histoire de soi

1396346469674[1]Se raconter a toujours existé : au-delà des mémoires ou des confessions, il est convenu de dire que l’écrivain, dans ses œuvres romanesques, écrit toujours sur soi ou à partir de soi (« Madame Bovary, c’est moi », disait Flaubert !).

À l’époque contemporaine, la mode de l’autofiction et de l’autobiographie s’est développée  ; Internet semble avoir amplifié le culte de soi jusqu’à l’exhibition. Comme dit la sociologue Paula Sivilia, dans son article dans le numéro de Books  consacré aux journaux intimes : « À l’ère d’Internet, l’intimité s’offre en spectacle. » Elle estime toutefois que, comme les journaux intimes, les blogs permettent « la construction de la subjectivité  ».

La littérature d’autofiction, de mise en scène de soi selon les modalités romanesques faisant appel à des éléments de l’expérience personnelle de l’auteur, on le sait, est sur le devant de la scène éditoriale. Vers le milieu du XXe siècle, on commence à penser que la mémoire populaire peut être construite par les intéressés eux-mêmes (témoignages écrits, récits oraux, films) et être au service des opprimés, de même qu’avec le sida les patients collaborent activement avec les médecins en leur faisant part de leurs remarques sur les traitements et leurs effets. Du côté des patients psychiatrisés, le mouvement Advocacy met en valeur le point de vue et l’observation des malades, et tente d’influencer les traitements et la condition des patients. Dans les années 1970 apparaît aux États-Unis la pratique de l’empowerment, qui a pour objet de donner du pouvoir aux communautés afin de cesser d’en faire les objets de politiques qui s’appliqueraient à eux mais sans eux.

Comment le travail social ne serait-il pas concerné par un mouvement qui s’étend de la littérature à la sociologie, à l’anthropologie, au folklore, enfin aux institutions dans leur ensemble ?

Et d’abord, de quelle parole sur soi, écrite, dite, racontée, montrée, s’agit-il ? Cela vaut la peine de s’arrêter un moment sur les effets de la non-demande individuelle de production de son récit. Tandis que les autobiographies et les mémoires foisonnent d’écarts volontaires ou inconscients avec la réalité, comment croire qu’un récit de soi contraint et socialisé puisse se présenter comme objectif ?

Alors qu’écrire sur soi a longtemps été un acte volontaire et revendiqué par les auteurs comme nécessaire à ce qu’ils souhaitent transmettre comme image d’eux-mêmes, il n’en va pas de même du côté du travail social et de la santé : se raconter devient une obligation, parfois un préalable à l’obtention d’une prestation. Nous pensons à des situations typiques où la question du récit est omniprésente : tous ceux qui attendent un statut, des « papiers », une place en institution, une prestation, ou même un emploi, doivent produire un récit qui justifie leur demande, un récit bien ficelé pouvant faire office de laisser-passer.

Cette contrainte faite au sujet de se raconter appelle quelques remarques déontologiques. De quel droit pousser au dévoilement, à la réminiscence, au retour sur des événements parfois traumatiques ou occultés  ? Avec quelles précautions faut-il aborder cette question ? Qu’en est-il du jeu transférentiel, et du contrôle de l’intimité de chacun ? Et que faire quand le récit de soi est incohérent, marqué par la maladie mentale ?
Il y a aussi une nouvelle nécessité de la présentation de soi dans la formation professionnelle. Cela est apparu à partir du moment où l’on n’a plus cru en la formation comme étant simplement l’apprentissage de techniques et de savoirs « objectifs », et où l’on a corrélativement admis que le professionnalisme se tisse également avec la subjectivité et l’expérience du professionnel. Ainsi dans les démarches de validation des acquis, le récit du parcours est-il devenu obligatoire, et met l’accent sur ce que les candidats ont tiré de leur expérience propre qui puisse valoir comme équivalent de formation. C’est la même chose pour les entretiens de sélection des candidats à des cursus diplômants en travail social et dans le domaine de la santé : le retour sur soi, sur son parcours, sur les événements parfois intimes qui éclairent les « vocations » est généralement un exercice obligatoire.
Il ne s’agit pas de tout dire, personne ne croyant plus à cela, mais de démontrer sa capacité à socialiser ce que l’on a vécu, démontrant de la sorte sa capacité à entrer dans la communauté de ceux qui savent manier le langage à leur avantage et qui ont ainsi échappé à la « sauvagerie » des hors cultures ou des sous-cultures.

ce jeu de découvrir l’autre et de se découvrir à l’autre. Une ouverture peut dès lors se produire, que l’on espère susceptible de générer une libération, un changement positif.

Une autre possible ambiguïté peut être entretenue, qui entraîne un choix crucial : les histoires de soi représentent-elles strictement et uniquement les récits des usagers recueillis par chacun d’entre nous dans sa posture éducative, sociale, thérapeutique ou clinique ? Ou bien sont-elles également pour ces mêmes professionnels des récits de soi-même précisément dans les situations d’accompagnement, de rencontre, etc. ? Du côté des demandeurs de récits, travailleurs sociaux comme soignants, on connaît aussi les effets de résonance en soi de ces récits. Parlera-t-on alors de formes de transfert ? Et celui-ci viendrait-il en ce cas éclairer ou brouiller les pistes ?

Pourtant, le soi n’a rien à voir avec cette construction imaginaire ou défensive qu’est l’égo. Dans le soi se trouve quelque chose de la vérité du sujet, à laquelle chacun d’entre nous n’a qu’un accès partiel. Cette aventure du soi, de l’accès au soi, comme l’a montré Gaston Pineau, ne mène pas obligatoirement au narcissisme ni au solipsisme, cette maladie qui consiste à se représenter le monde à partir de ses lunettes souvent fumées. Elle insiste davantage sur les moments-clés, les temporalités, les étapes et les « bascules de la vie » (Martine Lani- Bayle). Quant à Paul Ricoeur, souvent cité dans ce dossier, notamment pour son concept « d’identité narrative », il distingue bien, dans Soi-même comme un autre , ce qui est de l’ordre du propre et du semblable, cette identité jamais identique qui va se constituant à la faveur du récit. D’où l’utilisation des histoires ou récits de vie comme processus de formation, d’élaboration de soi, qui ne verse pas forcément dans le registre psychothérapique.

Voilà à peine abordés quelques aspects d’un dossier où les auteurs, dans leurs articles, variés, illustrent des postures différentes. Finalement, revers d’une médaille qui, sans doute, brillait un peu trop, il apparaît que toutes les situations d’énonciation non choisies sont toujours situées, si on n’y prend garde, dans des rapports de domination et/ou d’absence de confidentialité rarement réfléchis, ou bien sont les productions consensuelles d’un passé enjolivé, comme par exemple nombre de récits et mémoires de quartiers.

L’alternative est cependant possible. Pierre Bourdieu le disait déjà dans La misère du monde , lui qui n’a cessé d’exprimer des réticences sur la « condition biographique », en insistant sur le fait que recueillir un récit de vie ou un récit de pratique suppose avant tout une « conversion du regard ». Si celui qui provoque le récit accepte de perdre sa position de maîtrise face à un individu qui développe ses propres raisons, il peut changer sa propre vision des choses. Et, surtout, il peut être un écoutant actif.

Monique Besse, Jean-François Gomez

Texte paru dans VST n°121




État social, solidarité nationale, impôt

1395758645922[1]Vive l’impôt ! Et vive les cotisations sociales ! Parce que vive l’État social. Cette proclamation n’est pas vraiment dans l’air du temps, le « moins d’impôts » réunissant l’ultralibéralisme et les grands et petits profiteurs des tricheries fiscales et sociales. Peut-être est-ce alors le moment de rappeler quelques repères et principes fondamentaux de ce qui constitue une société.

L’État est l’organisation collective de la République, le moyen de sa mise en œuvre. Je dis « État » pour faire vite car chez nous les responsabilités sont réparties dans un système complexe : niveau national, collectivités territoriales, Sécurité sociale… L’État, c’est la prise en compte et la protection de tous, avec une responsabilité accrue envers les plus faibles : « Fraternité »…

L’État est le garant d’un intérêt général qui n’est pas l’addition des inté-rêts particuliers ou la simple attention aux besoins de chacun comme le voudraient les logiques entrepreneuriales et consuméristes, et comme le pervertissent parfois les logiques clientélistes. Un intérêt général qui peut quelquefois aller à rencontre d’intérêts particuliers. Au cœur de cet intérêt général, il y a la gestion raisonnée de la force et de la contrainte, la gestion de la justice, les finances ; ce qui est appelé les compétences « régaliennes ». N’en parlons pas ici. Il y a aussi la responsabilité de la mise en acte de la solidarité nationale envers ceux qui souffrent, qui manquent. Cela a un coût. Nos impôts, nos cotisations sociales (pas nos « charges » ; mais bien nos « cotisations ») sont là pour cela. Alors aux grandes fonctions régaliennes classiques de l’État que sont la guerre, la monnaie et la justice, j’ajouterais bien le social afin de clairement marquer que nous ne sommes plus aux temps de la royauté mais dans une république fraternelle et solidaire.

Mon enchaînement apparemment simple État-Intérêt général-Solidarité-Impôt n’est pas si simple que cela. On peut discuter du rôle de l’État. Les ultralibéraux ont la solution : aller vers le moins possible d’État, resserré sur ses fonctions régaliennes historiques. Une logique du chacun pour soi, et à chacun d’être plus fort que l’autre. On peut, on doit aussi discuter des limites à fixer aux attentions et aux compétences de l’État. Quelle place laissée à la société civile ? Quelle place à l’initiative individuelle ? On peut aussi oublier de relire quelques textes fondateurs du temps des Lumières, qui parlent du contrat social, des fondements de la démocratie…

On peut également s’interroger, et interroger l’État, sur la mise en œuvre de la notion d’intérêt général. Jusqu’où l’État doit-il dire et faire ce qui est bon pour tous ? Avec quelle légitimité ? Les errements actuels du « Plan autisme » sont une belle étude de cas, avec un « intérêt général » efficacement lobbyisé par quelques groupes réactionnaires hyper-actifs. Autre question sur la mise en acte de l’intérêt général, un prochain VST questionnera la légitimité des institutions du social à s’occuper de la sexualité de leurs usagers.

Solidarité nationale : l’État doit-il être une mère parfaite ? Il paraît qu’il n’en a plus les moyens, et de nouveaux acteurs sont là pour y suppléer : voir dans le social et la santé mentale les associations et les fondations humanitaires et caritatives, les vraies-fausses solutions telles que les Groupes d’entraide mutuelle en psychiatrie, et les divers appels bruyants et culpabilisants à la charité publique, Téléthon, mucoviscidose, Restos du cœur… Je n’ai rien contre, sauf quand cela se substitue à la responsabilité de l’État car à ce moment-là, je me dis que nous régressons vers notre égoïsme primitif et notre sauvagerie initiale. Impôt. Ah, impôt ! Et si la question n’était pas plus ou moins d’impôt, mais mieux d’impôt ? Un impôt proportionnel pour tous, pas dissimulé de façon inégalitaire sous des taxes à la consommation, un impôt compréhensible de tous, appuyé sur tous les revenus de tous. Une grande réforme fiscale était promise. « Égalité »…

La période est aux vœux. Alors souhaitons-nous collectivement un État social fort, reconnu et soutenu. Un État social partagé, discuté. Un État social financé par un impôt accepté et légitimé. Et souhaitons-nous un VST toujours porteur critique de la notion d’intérêt général.

Bonne année à venir 2014.

François Chobeaux

Texte paru dans VST n°120




Mort, naissance… Vie

1395758645922[1]Le 12 septembre 2013,

Ce matin-là, je suis triste je viens d’apprendre la mort d’Albert Jacquard. Il était pour moi une de ces figures qui maintiennent en état de vie l’espérance. Je l’avais rencontré une première fois au cours d’une assemblée générale des CEMEA, et tout de suite ses propos m’avaient saisi ; saisi non pas comme dans un étau, mais comme un encouragement à poursuivre dans les engagements qui étaient les miens, comme un encouragement aussi à conserver, dans mes propos, le langage de tous les jours. Car il n’y a pas besoin de mots « savants », même quand on prétend avoir sa place parmi les savants, pour exprimer ce que l’on pense, ce à quoi l’on croit. Albert Jacquard avait un grand respect pour l’homme, une grande confiance envers ceux qui étaient en demande. Chaque fois que je lui proposais d’intervenir avec tel ou tel public, non seulement il répondait présent, mais il s’inquiétait de savoir quel était ce public, pour mieux situer l’objet de la demande, et adapter son propos. Je me souviens notamment de ces élèves de 3e d’un collège de Meudon qui souhaitaient mieux comprendre ce qu’était l’intelligence. Au moment où je lui formulais cette demande, sans trop d’espoir d’une réponse positive, voyant mon doute il me dit que le scientifique chercheur a deux missions : celle de rechercher (et finir par trouver quelques réponses), mais aussi celle de faire connaître ses travaux. Et dans ces deux domaines, un auditoire de collégiens avait autant de valeur qu’un auditoire de professeurs. Il ne pouvait donc se dérober car ce serait manquer gravement au service qu’on était en droit d’attendre de lui. Il passa deux heures dans cette classe et, souriant, rassura ceux des collégiens qui doutaient d’eux-mêmes, fustigeant les prétendus savants qui osaient mesurer l’intelligence. Je le revois aussi aux États généraux du social en 2004. Il voulait bien parler de ce qui allait bien, de ce qui allait mal, mais il souhaitait le faire dans une assemblée où se côtoyaient des professionnels et des usagers du social, afin qu’ils puissent parler et s’écouter mutuellement. Et dans cette agora d’Emmaùs que nous avons choisie pour le recevoir, il nous retrouva de son pas égal et mesuré, s’asseyant au milieu de nous pendant près de deux heures. Jamais je ne l’ai vu refuser d’aller vers les autres. Bien simplement, il se mêlait à nous, sans aucune suffisance, pour partager ce moment d’échange où il disait apprendre autant qu’enseigner.

Repensant à tout cela, je me disais que nous venions de subir une perte irréparable. Mais voilà que, quelques jours avant, paraissait aux éditions Le Bord de l’eau un petit livre (35 pages) : Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance, avec ce chapeau que je transcris ici dans sa totalité : « Un autre monde est non seulement possible, il est absolument nécessaire et urgent. Mais comment dessiner ses contours et le penser ? Le manifeste convivialiste se propose d’expliciter ce que partagent toutes les initiatives qui sont déjà en train de le bâtir, et leur philosophie politique impli¬cite commune. » Je me suis jeté sur ce petit livre (comme je l’avais fait sur le message de Stéphane Hessel « indignez-vous ») et j’y ai retrouvé toute la philosophie politique qu’Albert Jacquard avait décrite dans Mon utopie’, et tout à coup, il m’apparaissait à travers ces lignes écrites en commun par de nombreux militants de toute la terre. C’est comme si, soudain, au moment de mourir, il m’avait fait ce clin d’œil qui fait découvrir que la vie continue, et avec elle l’espérance. Oh ! Je sais bien que des esprits chagrins vont dire que tous ces penseurs n’empêchent pas le monde de mal tourner, et qu’au-delà de la pensée, il faut des actions. Mais me revient alors ce que disait Henri Wallon, lorsque j’étais son élève : « Il n’y a pas de pensée sans action mais aucune action ne peut se passer de la pensée. »

Alors, je remercie ceux qui ont pris le temps d’écrire ces quelques lignes qui se ter¬minaient en propositions d’action. J’espère que beaucoup s’en empareront. À mon niveau, avec les quelques moyens que me laisse encore mon « grand âge », je ferai l’impossible pour pousser quelques initiatives dans ce domaine. Tant qu’il reste une lueur dans un monde de ténèbres, il nous faut la préserver, la développer. Albert Jacquard se prolonge par ce manifeste. Et dans notre nuit actuelle, il nous dirige vers la clarté du monde des Lumières. Ainsi, aux morts succèdent de nouvelles naissances : la VIE continue.

Jacques Ladsous

Texte paru dans VST n°120




Migration : le choc de l’arrivée

1395758645922[1]Migrer, émigrer : dans tous les cas, des déstabilisations, parfois des souffrances. Changer de repères, de vie, d’aire culturelle, ce n’est pas simple même quand ça se passe plutôt bien. Alors quand ça se passe mal, quand on n’a pas vraiment choisi de par¬tir, quand on est rejeté là où on arrive, enfermé dans un groupe identitaire pour ne pas rester seul, quand on ne comprend rien à la culture du pays d’accueil, quand on est contraint de se cacher pour survivre sur les marges, devenant peu à peu errant quand on se voulait migrant… Tout cela sur notre fond républicain unificateur, de « Il est interdit de cracher par terre et de parler breton » à « Nos ancêtres les Gaulois ». Car, même mal accueilli ou recueilli, il va falloir apprendre à accueillir les différences d’ici en se conformant aux injonctions d’intégration, parfois sous la menace de se faire « cueillir » et réexpédier comme un paquet.

Il y a, évidemment, des migrations et des immigrations qui se passent « normalement bien ». Les chocs du déplacement, de la découverte et de l’adaptation à une autre culture sont anticipés, gérés, accompagnés, et sont autant de richesses. Migrations construites, choisies, pensées, qu’il s’agisse des déplacements familiaux et professionnels internationaux de cadres supérieurs et de hauts fonctionnaires, ou de migrations de « petites gens ». Nous n’en parlerons pas ici. Non pas qu’alors il ne se passe rien pour les personnes, mais parce que cela ne produit pas de dégâts, de malheurs ou de blocages chez elles.

Nous allons parler des migrations qui se passent mal, en nous centrant sur l’arrivée. Donc sur le choc entre les rêves et le réel, sur le choc avec les lois. Et parce que nous vivons dans l’Europe poli¬tique, commençons par une présentation des politiques migratoires européennes proposée par Gerda Heck, une jeune chercheuse allemande. On pourrait dire « commençons par la présentation de la façon dont l’Europe fabrique puis traite les clan-destins ». Parce que, pas d’illusions : les migrations d’aujourd’hui sont les produits de la misère et de la guerre, bien loin des rêves utilitaristes et élitistes de l’immigration choisie. Les migrants ne sont pas tous des adultes. Les « Mineurs étrangers isolés » sont légion. « Ni invités, ni attendus, ni désirés », comme le dit Loukmane Khiter, administrateur ad hoc, ne comprenant rien de ce qui leur arrive, la République les prend en ’• charge. Quel travail possible avec eux ? Ce travail avec les MEI (terrible acronyme, si ] proche de la MOI, Main-d’œuvre immi¬grée, ces migrants militants politiques de L’affiche rouge) fait aussi bouger ceux qui travaillent avec eux. Les éducateurs à leur contact sont interrogés, remués dans leurs certitudes et leurs façons de faire. Pascale Petilléon, formatrice, montre ce difficile travail de soi. Il y a donc du travail possible. Des accompagnements, des ouvertures, des prises en compte globales des personnes, comme le montre José Brito-Soares pour le Portugal. Il y a du travail « psy » possible, et nécessaire. Soutien, écoute, aide à comprendre, et parfois également accent mis sur les réa-lités. Djakaridja Kone, psychologue en PMI, insiste sur la nécessaire adaptation à la réa-lité française malgré et avec les rêves et les histoires de chacun. Charles Di, psychologue lui aussi, dans un service centré sur l’interculturalité, pousse plus loin la discussion sur la rencontre culturelle en montrant com¬ment cette rencontre assumée et intégrée par les personnes peut être un facteur d’épanouissement. À propos de la rencontre qui permet des ouvertures, Djemila Zeneidi montre com-ment les femmes marocaines employées officiellement comme esclaves modernes en Andalousie trouvent de façon inattendue des bénéfices à cette situation.

Ce qui ne justifie évidemment pas les conditions de travail qui sont les leurs !

Quand cela va vraiment mal, les services de psychiatrie sont présents et actifs. Un CMP « banal » de Rouen prend en compte les particularités et les souffrances des migrants récents ; deux soignants, Olivia Cointrel et Francis Abraham, présentent ce qu’ils font. Dans la même ville, Olivier Jan, psychologue en équipe mobile psychiatrie-précarité, est parfois confronté à l’horrible avec des patients ayant vécu l’indicible et contraints de revenir précisément dessus pour obtenir le statut de réfugié. Quel travail psy possible avec ces fantômes dans la tête, et leur réactivation administrative ? Et parce que pour nombre de ces migrants le chemin du rêve d’intégration passe par I’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) et la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), nous fermons ce dossier avec la présentation de l’impossible décision des juges de la CNDA. Mais comme le dit Jacques Rummelhardt, « La consolation, si c’en est une, est que seuls 20 % des recalés définitifs sont effectivement expulsés. Et une partie d’entre eux reviendront en France, ou ailleurs, avec de nouveaux papiers et des histoires mieux concoctées. Les filières de passeurs ne s’assèchent pas. Ou bien, ils seront morts. Personne n’en parlera. Il faudrait pourtant ». Entre les politiques européennes qui ouvrent ce dossier et le Droit qui le referme, des personnes. Ce dossier parle d’elles.

Dossier coordonné par François Chobeaux et Nahima Laieb

Texte paru dans VST n°120